Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Je souhaite préciser liminairement que, tout en assumant la double
qualité en laquelle vous m’avez invité à m’exprimer devant vous, je parlerai
ici à titre personnel, sauf à mentionner explicitement les points sur lesquels
mes propos s’appuient sur des positions prises par la Ligue des droits de
l’Homme, et que je le ferai en pleine solidarité avec la Section de Corse de la
LDH qui fait vivre nos idées sur le terrain et me préservera ainsi des effets
néfastes du « syndrome de l’avion ».
J’interviendrai d’abord sur les questions relatives au lien entre
démocratie et citoyenneté, puis sur l’organisation institutionnelle en débat,
en insistant davantage sur le premier point parce qu’il tient tout particulièrement
à cœur à la LDH et parce qu’on ne peut ignorer le contexte actuel de crise
démocratique, à la fois en Europe où le sentiment de dépossession gagne un
nombre croissant de citoyens, en France où l’état des partis politiques ne peut
rassurer sur l’image de la représentation et plus particulièrement en Corse où
la recrudescence d’événements tragiques me paraît témoigner de la persistance
d’un certain nombre d’impasses.
1. Démocratie et citoyenneté
Depuis 114 ans, la LDH n’a jamais séparé la défense des droits de
l’Homme de l’exercice actif de la citoyenneté ni de cette condition d’exercice
des droits et de la citoyenneté qu’est l’effectivité démocratique.
De ce point de vue, la situation de la Corse pose la question du
rapport entre universalité et singularités dans une République qui a longtemps
nié les secondes au nom de la première et qui n’a admis que récemment la
nécessité d’une diversification constitutionnelle des statuts des territoires
qui la composent.
L’universel et le singulier
La « question politique corse » me paraît emblématique d’un
des plus grands enjeux démocratiques de l’époque actuelle, celui de la
dialectique de l’universel et du singulier, de l’universalité des droits et de
la diversité culturelle, de l’égalité des droits civils et politiques et de la
diversité des « communautés de destin ».
On sait que la France a longtemps invoqué une « tradition
républicaine » de « citoyenneté par arrachement », selon le mot
de Dominique Schnapper, pour refuser de regarder en face la nécessité de cette
dialectique et de gérer les contradictions et tensions qui en résultent. La
déclaration faite en 1999 par le gouvernement français concernant la Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires[1],
et la non-ratification ultérieure de cette Charte par la France, comme la
non-signature par la France, depuis 1995, de la Convention-cadre du Conseil de
l’Europe pour la protection des minorités nationales[2],
en témoignent tout particulièrement si on la compare à nombre d’autres grands
pays à régime pluraliste.
Il y a là un indice de crispations devant les mutations des sociétés
contemporaines, qui font courir le risque de figer la République dans une sorte
de musée intemporel au lieu de faire vivre tout ce qu’elle a porté et continue
de porter d’émancipation et d’exigence démocratique. On pense à Hegel
critiquant les « hommes à principes » qui ignorent que l’universel ne
peut s’atteindre qu’à partir du singulier…
Ces crispations sont repérables dans bien des champs du débat public
de ces dernières années, mais le sujet qui nous occupe ici les illustre depuis
longtemps.
La gravité de la situation
« singulière » de la Corse
Sans prétendre bien sûr porter ici un regard plus sûr et plus lucide
que celui des Corses eux-mêmes, il me paraît difficilement contestable que
cette situation est doublement singulière.
D’une part, et de longue date, les difficultés économiques, sociales
et institutionnelles rencontrées témoignent de ce qu’aucune plante ne peut se
développer sans racines et que le poids du « hors-sol » lié au
tourisme de masse et aux perfusions budgétaires ne peut tenir lieu de
développement soutenable.
D’autre part, les événements dramatiques de ces dernières semaines,
faisant écho à tant d’autres moins récents, non seulement signalent l’urgence
de sortir des impasses déjà évoquées mais me semblent illustrer l’aphorisme de
Pascal selon lequel « qui veut faire l’ange fait la bête ». Car à
obstruer les issues démocratiques et à traiter toute une société en suspects
relevant de régimes d’exception, on court le risque d’encourager ce que l’on
dit combattre : la violence physique s’attaquant à des civils désarmés, la
mainmise de gangs affairistes sur une partie non négligeable de la vie
économique, et le repli dans une peur qui serait contagieuse si rien de
fondamental ne devait changer.
La reconnaissance inachevée de
la singularité
L’idée, si anciennement française, d’une « exclusivité » de
la souveraineté, d’une « souveraineté absolue » de l’Etat-Nation, est
aujourd’hui moins tenable que jamais : le souverainisme historique est à
la fois débordé par les flux transnationaux (que peuvent aujourd’hui, non loin
de la Corse en Méditerranée, les citoyens grecs, espagnols ou italiens face aux
forces qui contrôlent les marchés financiers et à la « gouvernance par la
troïka » ?) et déconstruit par la diversité politico-culturelle… qui
est fortement territorialisée.
Faut-il attirer ici l’attention sur le fait que que se tiendront en
2013 un référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, accepté par le Premier
Ministre conservateur britannique, et peut-être un autre sur l’indépendance de
la Catalogne ? Faut-il rappeler quel est le statut de la Sardaigne et de
la Sicile (mais aussi du Val d’Aoste, du Trentin-Haute Adige et du
Frioul-Vénétie julienne) ou encore celui des îles Aland en Finlande, pour ne
rien dire de l’évolution de la Belgique depuis quarante ans ? A la vérité,
tous les grands Etats d’Europe occidentale sauf la France sont aujourd’hui des
« Etats composés », qu’ils soient « fédéraux » (Allemagne,
Autriche, Belgique), « autonomiques » (Espagne),
« régionaux » (Italie) ou à « dévolution » (Royaume-Uni).
La France elle-même a commencé à se mettre en mouvement,
législativement à partir de 1982 (et 1991 pour la Corse) et même
constitutionnellement en 2003, notamment « outre-mer » (si l’on
prend, comme c’est le remarquable usage, cette expression en son sens non pas
géographique mais post-colonial) mais aussi en « métropole » (même
remarque…), avec la création de la catégorie des « collectivités à statut
particulier » qui rompt avec la règle d’homogénéité catégorielle (lui-même
issu du principe d’uniformité). La Corse est donc depuis presque une décennie
une de ces « collectivités à statut particulier »
constitutionnellement garanti, avec une singularité d’organisation législative
(surtout depuis 1991) assez forte, tant pour les institutions que pour les
compétences.
Mais on sait que le Conseil constitutionnel a censuré en 1991 la
reconnaissance de l’existence d’un « peuple corse, composante du peuple
français », considérant soit qu’un tel niveau de reconnaissance de
spécificité exigeait une révision constitutionnelle, soit qu’il y avait là une
sorte d’hérésie au regard du dogme républicain.
La Corse est ainsi restée « au milieu du gué », et pas seulement
du fait de la disparition de cette formule symbolique, en ce sens que n’a
toujours pas été abordée clairement la question de la société politique corse,
c’est-à-dire à la fois de la citoyenneté en Corse et de son déploiement
institutionnel… qui sont précisément les deux objets de la présente
intervention. C’est pourtant seulement en posant cette question et en y
apportant réponse que l’on peut espérer alléger les pesanteurs internes
(clanisme, « sur-institutionnalisation ») et externes (politiques étatiques
fondées sur la méfiance, la surveillance et les régimes d’exception et
d’externalisation des pouvoirs réels).
A beaucoup de ces égards, on pourrait dire sans exagération que la
Corse est considérée comme se situant « quelque part entre Paris et Nouméa »…
y compris dans les esprits de nombre de gouvernants. C’est de ces ambiguïtés et
contradictions qu’il est urgent de sortir.
La nécessaire articulation des
appartenances et des citoyennetés
La mondialisation est faite d’échanges, de mutations et d’interdépendances…
qui brouillent les identités : elle mélange mais aussi divise, elle
rapproche mais peut aussi séparer. Car elle peut opposer d’un côté les
« déracinés » migrants par nécessité, de l’autre des
« sédentaires » craignant pour leur singularité. Il ne s’agit pas là
d’une question purement spéculative : la Corse est la « région »
française qui compte le pourcentage le plus élevé d’immigrés, et n’est pas plus
que les autres à l’abri du racisme et de la xénophobie. Nos amis ligueurs
corses en savent quelque chose…
La LDH, dans ce monde de mobilités et de migrations, milite de longue
date pour la reconnaissance d’un droit fondamental, universel, à la
citoyenneté : parce que les êtres humains sont bien ces « animaux
politiques » caractérisés par Aristote, tout être humain qui réside
durablement sur un territoire doit pouvoir y être reconnu comme citoyen et
participer à la construction de l’avenir commun. Car il n’y a pas de
citoyenneté effective sans base sociétale : c’est entre
« résidents durables » que peut se passer le contrat social. Or la
première fonction d’une Constitution est précisément de donner à ce contrat
social une expression juridique.
Nous estimons d’ailleurs que le principe démocratique s’accommode mal
d’un système dans lequel les gouvernants « choisissent » (par la
clôture nationale de la citoyenneté et le malthusianisme de la politique de
naturalisations) qui peut être citoyen, alors que c’est à l’évidence aux
citoyens qu’il appartient de pouvoir « choisir » qui peut être
gouvernant. En d’autres termes, à nos yeux la citoyenneté ne peut être
octroyée, mais bien reconnue… comme droit fondamental. La République française
devrait pouvoir le comprendre puisqu’elle est issue du lien fondateur de 1789
entre « droits de l’Homme » et « droits du citoyen », les
premiers n’étant garantis que par l’exercice des seconds.
Mais dans la « tradition républicaine », en 1789 comme
encore près d’un siècle plus tard lorsque Renan pose la question
« Qu’est-ce qu’une Nation ? », la souveraineté est pensée comme
exclusivement nationale, le peuple français comme « un et
indivisible », et la seule « communauté des citoyens » jugée
légitime est la Nation vue comme unique « communauté de destin ».
C’était déjà là une amère fiction il y a un siècle pour les peuples
colonisés et aussi pour les cultures minoritaires souvent niées dans leur
existence même. Mais dans le monde de ce début de XXIème siècle, on
l’a dit, le souverainisme n’est plus qu’un mirage : les « communautés
de destin » sont d’ores et déjà plurielles et en quelque sorte emboîtées,
de l’« infra-national » au « supra-national », la diversité
des origines et des cultures se répand, au point que la question qui se pose à
tout démocrate, et ce à court terme, est de savoir comment échapper à l’alternative
mortifère de la dépossession anomique et de l’enfermement identitaire.
Or la seule échappatoire humainement viable est bien l’articulation
des appartenances (ce qu’avait parfaitement compris le législateur de 1991
avec la reconnaissance, hélas avortée, du « peuple corse, composante du
peuple français ») et des citoyennetés, lesquelles doivent être, au
moins pour partie, découplées de la nationalité. Car la réalité citoyenne
(civique, sociale, culturelle, politique) montre chaque jour qu’il n’est pas nécessaire
d’être un « national » pour être citoyen, et limiter la
reconnaissance de cette évidence à une partie des étrangers est tout simplement
discriminatoire (d’où le combat mené depuis plus de trente ans par la LDH pour
le droit de vote et d’éligibilité de tous les étrangers aux élections
locales). Mais cette même réalité montre aussi qu’il n’est pas toujours
suffisant d’être un « national » pour exercer tous les droits du
citoyen, en particulier lorsque l’exercice de ces droits s’applique à la représentation
d’un territoire.
La loi française le reconnaît d’ailleurs d’ores et déjà : non
seulement, aux élections locales, il va de soi que seuls les électeurs inscrits
sur le territoire en cause peuvent voter, mais l’article L.228 du code
électoral prévoit que dans les communes peu peuplées la proportion de
« non résidents » dans la commune au sein du Conseil municipal ne
peut dépasser 25% (pour les communes de moins de 500 habitants) ou 40 à 45%
(pour les communes dans lesquelles le Conseil municipal compte 9 à 11 membres).
On comprend que le législateur entend ainsi prévenir les risques d’une
inflation de « conseillers fantômes » ou d’une administration
« de l’extérieur ». Tant il est vrai que l’on ne peut représenter
réellement que celles et ceux dont on partage la vie. Il est à peine besoin de
souligner le caractère topique de ces raisonnements…
Diversification
constitutionnelle des territoires et droits fondamentaux
Il s’agit aujourd’hui d’approfondir la dissociation constitutionnelle,
amorcée en 2003, entre égalité et uniformité, c’est-à-dire de poursuivre la
diversification constitutionnelle des territoires, en accompagnant la
diversification institutionnelle d’une diversification des cadres d’exercice de
la citoyenneté : ces cadres ne doivent plus dépendre essentiellement de la
seule nationalité mais, au moins pour partie, également de la résidence.
Si l’on adopte cette perspective, s’agissant de cette
« collectivité à statut particulier » qu’est constitutionnellement la
Corse depuis presque dix années, se posent un certain nombre de questions
touchant l’égalité des citoyens dans l’exercice de deux droits
fondamentaux : le droit de vote et d’éligibilité et le droit de propriété.
Le droit de vote peut-il être réservé à une catégorie de
citoyens ? La question serait sacrilège au regard de tant de combats pour
le suffrage universel s’il s’agissait de rétablir je ne sais quel suffrage
censitaire, mais il n’en est bien sûr rien : il s’agit de savoir dans
quelle mesure le corps électoral peut varier selon le niveau territorial
d’exercice de la citoyenneté.
C’est déjà le cas, on l’a vu, y compris « en métropole »,
s’agissant du droit de vote (seuls les électeurs inscrits sur le territoire
concerné peuvent l’exercer) et de l’éligibilité (quant au poids des « non
résidents » dans les conseils municipaux des communes faiblement
peuplées).
« Outre-mer », le constituant est allé beaucoup plus loin en
réservant, par application des « Accords de Nouméa », le droit de
vote en Nouvelle-Calédonie aux électeurs résidant depuis au moins vingt ans sur
l’archipel en ce qui concerne la participation au scrutin à venir (en principe
en 2014) sur la « pleine accession à la souveraineté ». Si l’on
persiste à considérer que la Corse est de longue date pensée comme « entre
Paris et Nouméa », quel enseignement tirer de ce rappel ? Que rien
n’interdit au constituant de moduler la composition du corps électoral (et la
définition des conditions d’éligibilité) selon la spécificité des territoires à
représenter, dès lors que le Conseil constitutionnel n’exerce aucun contrôle
sur le contenu des révisions constitutionnelles. Mais que sont certainement en
cause ici, dans leur principe, l’éthique démocratique et la dialectique du
singulier et de l’universel.
De ce point de vue, la LDH a toujours considéré le peuple comme
« démos », communauté de destin fondée sur l’usage partagé de la
raison et sur le respect égal des droits de tous, et non comme un
« ethnos » ne regroupant que les descendants des mêmes ancêtres et
dans lequel es données ethnoculturelles primeraient la liberté individuelle de
choisir ses appartenances et ses non-appartenances. C’est dire que le peuple
corse est fait pour nous de toutes celles et de tous ceux qui, soit issus de
familles corses de longue date soit installés durablement en Corse,
construisent ensemble quotidiennement son avenir et doivent dès lors être
reconnus comme faisant également partie, « Corses d’origine » comme
« Corses d’adoption », de la société politique corse qui nous occupe
aujourd’hui.
Cette conception « ouverte » du peuple corse nous conduit à
exclure que le droit de vote soit limité aux « Corses d’origine ».
Elle n’est en revanche pas incompatible avec l’institution d’une durée de
résidence éclairant la notion de « Corses d’adoption », durée qui pourrait
conditionner soit le droit de vote aux élections territoriales et
« locales », soit seulement l’éligibilité pour ces scrutins, et dans
ce dernier cas soit en conditionnant l’éligibilité à la résidence, soit en
fixant, comme pour les communes faiblement peuplées, un plafond de
« conseillers non résidents » si l’on entend à la fois lier présence
et représentation et ne pas mettre à l’écart la « diaspora ».
S’agissant ensuite du droit de propriété, me paraissent être
pour l’essentiel en cause d’une part le droit à construire, d’autre part le
régime fiscal des biens immobiliers. On sait que le Conseil constitutionnel,
face à des lois, est attentif à ce que les limitations du droit de propriété ne
soient pas discriminatoires et répondent à des « nécessités d’intérêt
général ». Mais, on l’a dit, le Conseil ne contrôle pas en revanche le
contenu d’une révision constitutionnelle. Il en résulte la nécessité d’une part
de « monter » à ce niveau normatif à partir d’une certaine intensité
de modulation, d’autre part de discuter alors en termes non de droit positif
mais, là encore, d’éthique démocratique.
La LDH est profondément attachée au principe d’égalité. Mais elle ne
le confond pas avec les fantasmes d’uniformité. Au demeurant, les hautes
juridictions européennes et françaises définissent le principe d’égalité comme
excluant tout traitement différent de situations identiques mais permettant, et
même, dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne,
imposant, le traitement différencié de situations différentes, dès lors que les
différences de traitement sont en rapport avec l’objet de la norme à appliquer.
On peut donc envisager que le droit à construire découlant du droit de
propriété soit conditionné par des normes tenant compte de considérations
d’intérêt général portant sur des différences objectives de situations entre
propriétaires : une résidence secondaire n’est pas une résidence
principale (laquelle constitue le domicile qui est indissociable de la liberté
individuelle) ; les « résidents durables » ne sont pas dans la
même situation que les « touristes saisonniers » ; etc.
Et la même interprétation du principe d’égalité, constitutionnellement
éclairée, peut sans doute justifier des modulations de la fiscalité foncière et
immobilière (le droit fiscal connaissant déjà la notion de
« résidents »…). Mais dans ce cas comme dans le précédent il est
essentiel de veiller à la précision rédactionnelle des propositions dès lors
qu’est en cause la légitimité des politiques territoriales à venir et qu’il
serait très dommageable de nourrir des malentendus voire des procès
d’intention.
2. Organisation
institutionnelle
Je me bornerai ici à de plus brèves observations, qui visent pour
l’essentiel à tirer en la matière les conséquences des principes ci-dessus
évoqués.
J’ai déjà eu, non loin d’ici, l’occasion d’affirmer publiquement qu’il
existe une « société politique corse » et qu’il importe de la
reconnaître pleinement pour ce qu’elle est. Cela ne signifie en rien à mes yeux
que son existence soit incompatible avec le cadre constitutionnel de la
République française, qu’elle ne menace pas et qui ne doit pas non plus en
ignorer la légitimité.
C’est dire que je perçois vos réflexions comme visant à l’écriture
institutionnelle de ce que j’appellerais volontiers un « contrat social
corse, composante du contrat social français ». Ce qui suppose, me
semble-t-il, d’identifier comme base de réflexion des spécificités objectives
et subjectives, afin de se prémunir contre certaines transpositions abusives ou
simplifications irréalistes.
Spécificités objectives
Je n’en donnerai ici que deux exemples, concernant l’un et l’autre les
données géographiques voire géopolitiques.
La Corse, chacun le sait, est une « montagne dans la
mer », d’où la multiplicité de « pays » façonnés par
l’orographie et des contraintes de communications matérielles beaucoup plus
fortes que ce que connaît par exemple la proche Sardaigne. Cela suffit à
empêcher de traiter l’« inflation d’élus » liée au grand nombre de
communes en s’inspirant de l’exemple allemand de l’après-guerre, c’est-à-dire
en procédant à une réduction drastique et autoritaire du nombre de communes
sans autre forme de procès. Et cela me paraît rendre tout aussi irréaliste
l’éventuelle création d’une collectivité territoriale « unique et non
déconcentrée » à l’échelle de l’ensemble de la Corse, qui s’appuierait sur
la seule donnée de la population totale de l’île pour faire disparaître toute
institutionnalisation de l’échelon territorial qui est actuellement celui des
deux départements : la démographie ne peut faire oublier les effets de
l’orographie.
La Corse, qui peut l’ignorer en réfléchissant à son avenir
institutionnel, est une île au cœur de la Méditerranée, ce qui explique
notamment qu’elle soit, on l’a rappelé, la « région » de France
connaissant le plus fort pourcentage d’étrangers dans la population
territoriale. Il en résulte que la tentation de la « fermeture » ou
du « repli identitaire » serait non seulement éthiquement inacceptable
à nos yeux mais aussi, en vérité, purement fantasmatique. Là encore, il ne
s’agit pas de considérations de pur principe sans portée ni enjeux
concrets : deux événements récents en témoignent à des égards très
différents mais également éclairants.
Lorsque le 22 janvier 2010, un bateau dépose sur une plage proche de
Bonifacio 140 réfugiés kurdes fuyant la Syrie de Bachar El Assad, les
conditions de leur « accueil » illustrent remarquablement la
rencontre, dans la société civile corse (élus locaux, associations, etc.), de
l’universalisme et de l’hospitalité… en dépit des effets inhumains de
l’application de politiques de suspicion et de rejet.
L’année suivante, lorsque des avions militaires français vont
bombarder les chars de l’armée libyenne qui vont réprimer le soulèvement de Benghazi,
c’est de la base de Solenzara qu’ils décollent.
Ainsi la société corse ne peut-elle raisonnablement être considérée
comme identique, dans son insertion géopolitique et dans les effets de cette
insertion sur sa composition et ses évolutions, à celles de l’Auvergne ou du
Limousin par exemple…
Spécificités subjectives
Je me bornerai ici à remarquer que la société politique corse, comme
toute société politique, est « travaillée » à la fois par des
héritages et par des mutations.
Les héritages sont faits, ici comme ailleurs, d’ombres et de
lumières. Je rangerais dans les « ombres » à la fois la tradition
claniste et la soumission par l’Etat, depuis des siècles, à des régimes
d’exception, d’où une sorte de dialectique de l’enfermement qui a produit, de manière
récurrente, l’enlisement de bien des volontés réformatrices. Et je compterais
dans les « lumières » l’attachement particulièrement fort à une
culture vivante, et ce goût affirmé du politique que l’on retrouve, depuis la
Grèce antique jusqu’au Maghreb du temps présent, dans d’autres sociétés
méditerranéennes et qui alimente un légitime désir de « citoyenneté
territorialisée ».
Les mutations me semblent repérables notamment sur trois plans.
Il s’agit d’abord de la prise de conscience croissante, dans la
société civile corse, à la fois du caractère insupportable de la dépendance
économique (en raison des effets cumulatifs du tourisme de masse, de la
spéculation immobilière et des logiques de « perfusion budgétaire »),
du maintien des régimes d’exception (avec des logiques
« dépossédantes », qu’il s’agisse de justice, de police ou
d’administration pénitentiaire) et des menaces croissantes sur l’avenir
écologique de la Corse.
Il s’agit ensuite du poids, lui aussi croissant, des logiques de
mondialisation et d’européanisation des enjeux et des pouvoirs réels, qui
rompent d’ores et déjà de facto le
face-à-face historique « exclusif » entre Ajaccio et Paris.
Il s’agit enfin de l’évolution d’un certain nombre de comportements
politiques, en lien manifeste avec l’émergence d’une société civile plus active
(syndicats, associations, acteurs culturels ; je mentionnerai notamment
ici le soutien de la section de Corse de la LDH aux grandes orientations du
PADDUC, opposant les logiques de Riacquistu
à celles d’économie de la rente). En témoignent tout particulièrement d’une
part la rupture avec le clanisme dans une nouvelle génération d’élus, d’autre
part le choix, par de nombreux acteurs historiques du mouvement nationaliste,
du débat démocratique et non plus de la violence physique, pour débattre des
questions de souveraineté et du statut de la singularité corse.
Equilibres des pouvoirs
C’est dans le contexte qui vient d’être décrit, et à la lumière de mes
observations précédentes relatives à la citoyenneté, que se pose à mes yeux
aujourd’hui la question institutionnelle en Corse, en termes moins de
« séparation » (le mot est si ambigu…) que d’équilibres des
pouvoirs. Faire vivre ces équilibres en n’ignorant ni les principes
démocratiques ni les contraintes du réel suppose la prise en compte des
dimensions « horizontale » (à une échelle territoriale donnée) et
« verticale » (entre échelons de territorialisation du politique) de
la répartition des pouvoirs.
Sur le plan « horizontal », je crois préférable de
prendre comme « modèle de référence » non pas le présidentialisme qui
a conduit la Vème République jusqu’à la « monarchie
élective », mais plutôt ce que j’appellerais la norme statistiquement
dominante en Europe, c’est-à-dire le « gouvernement collégial responsable »,
à la fois plus conforme à la nécessité d’une « éthique de la
communication » (au sens où l’entend Jürgen Habermas), organisant le
contradictoire et garantissant le pluralisme, et plus adéquate à la prise en
compte réaliste de la diversité dans la société politique corse.
Cette même diversité, et la complexité du paysage partidaire qui
l’illustre, n’en rend pas moins nécessaires un certain nombre de
« stabilisateurs » tels que le maintien du mécanisme de la
« défiance constructive » ou la modulation par une « prime
majoritaire »… non excessive… des effets « dispersants » de la
représentation proportionnelle.
Sur le plan « vertical », l’enjeu essentiel me paraît
être de construire une double articulation : entre les échelons
territoriaux de « ce qui est aujourd’hui la collectivité territoriale de
Corse » et de « ce que sont aujourd’hui les deux départements »,
et aussi entre les intercommunalités (indispensables à l’efficacité des actions
porteuses d’effectivité du politique) et les communes (incarnant des identités
dont on ne peut méconnaître l’importance notamment sur le plan du symbolique,
qui n’est jamais sans importance dans l’expression politique des réalités
humaines).
Je partage pleinement l’opinion de votre rapporteur sur l’irréalisme
des démarches autoritaires que seraient des « fusions imposées » à
chacun de ces deux niveaux d’articulation. Mais il en résulte à mes yeux la
forte nécessité d’une part d’une définition claire des articulations (notamment
dans la première des deux articulations précitées), d’autre part d’une
« sécurisation » des garanties démocratiques à tous les échelons
(c’est-à-dire que tous les pouvoirs délibérants des différents échelons doivent
émaner du suffrage universel direct), et enfin de l’existence de moyens « incitatifs »
substantiels pour rendre attractives les « communautés de projet »
porteuses de véritables logiques de développement, tant il est vrai que la plus
sage construction institutionnelle ne peut prendre vie ni dans la dépendance ni
dans la pénurie.
Jean-Pierre
Dubois
[1] Déclaration
consignée dans les pleins pouvoirs remis au Secrétaire Général lors de la
signature de l'instrument, le 7 mai 1999
La République française
envisage de formuler dans son instrument de ratification de la Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires la déclaration
suivante :
1. Dans la mesure où
elle ne vise pas à la reconnaissance et la protection de minorités, mais à
promouvoir le patrimoine linguistique européen, et que l'emploi du terme de
«groupes» de locuteurs ne confère pas de droits collectifs pour les locuteurs
des langues régionales ou minoritaires, le Gouvernement de la République
interprète la Charte dans un sens compatible avec le Préambule de la
Constitution, qui assure l'égalité de tous les citoyens devant la loi et ne
connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens sans distinction
d'origine, de race ou de religion.
2. Le Gouvernement de la
République interprète l'article 7-1, paragraphe d, et les articles 9 et 10
comme posant un principe général n'allant pas à l'encontre de l'article 2 de la
Constitution selon lequel l'usage du français s'impose aux personnes morales de
droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de
service public, ainsi qu'aux usagers dans leurs relations avec les
administrations et services publics.
3. Le Gouvernement de la
République interprète l'article 7-1, paragraphe f, et l'article 8 en ce sens
qu'ils préservent le caractère facultatif de l'enseignement et de l'étude des
langues régionales ou minoritaires, ainsi que de l'histoire et de la culture
dont elles sont l'expression, et que cet enseignement n'a pas pour objet de
soustraire les élèves scolarisés dans les établissements du territoire aux
droits et obligations applicables à l'ensemble des usagers des établissements
qui assurent le service public de l'enseignement ou sont associés à celui-ci.
4. Le Gouvernement de la
République interprète l'article 9-3 comme ne s'opposant pas à ce que seule la
version officielle en langue française, qui fait juridiquement foi, des textes
législatifs qui sont rendus accessibles dans les langues régionales ou
minoritaires puisse être utilisée par les personnes morales de droit public et
les personnes privées dans l'exercice d'une mission de service public, ainsi
que par les usagers dans leurs relations avec les administrations et services
publics.
[2] En compagnie de
l’Azerbaïdjan, de la Bosnie-Herzégovine, de la Serbie et de la Turquie…