vendredi 30 novembre 2012

Intervention de Jean-Pierre Dubois, Président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme et professeur de droit constitutionnel à l’Université de Paris Sud, devant la Commission des compétences législatives et réglementaires de l’Assemblée de Corse, le 29 novembre 2012.


Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Je souhaite préciser liminairement que, tout en assumant la double qualité en laquelle vous m’avez invité à m’exprimer devant vous, je parlerai ici à titre personnel, sauf à mentionner explicitement les points sur lesquels mes propos s’appuient sur des positions prises par la Ligue des droits de l’Homme, et que je le ferai en pleine solidarité avec la Section de Corse de la LDH qui fait vivre nos idées sur le terrain et me préservera ainsi des effets néfastes du « syndrome de l’avion ».

J’interviendrai d’abord sur les questions relatives au lien entre démocratie et citoyenneté, puis sur l’organisation institutionnelle en débat, en insistant davantage sur le premier point parce qu’il tient tout particulièrement à cœur à la LDH et parce qu’on ne peut ignorer le contexte actuel de crise démocratique, à la fois en Europe où le sentiment de dépossession gagne un nombre croissant de citoyens, en France où l’état des partis politiques ne peut rassurer sur l’image de la représentation et plus particulièrement en Corse où la recrudescence d’événements tragiques me paraît témoigner de la persistance d’un certain nombre d’impasses.




1. Démocratie et citoyenneté

Depuis 114 ans, la LDH n’a jamais séparé la défense des droits de l’Homme de l’exercice actif de la citoyenneté ni de cette condition d’exercice des droits et de la citoyenneté qu’est l’effectivité démocratique.

De ce point de vue, la situation de la Corse pose la question du rapport entre universalité et singularités dans une République qui a longtemps nié les secondes au nom de la première et qui n’a admis que récemment la nécessité d’une diversification constitutionnelle des statuts des territoires qui la composent.


L’universel et le singulier

La « question politique corse » me paraît emblématique d’un des plus grands enjeux démocratiques de l’époque actuelle, celui de la dialectique de l’universel et du singulier, de l’universalité des droits et de la diversité culturelle, de l’égalité des droits civils et politiques et de la diversité des « communautés de destin ».

On sait que la France a longtemps invoqué une « tradition républicaine » de « citoyenneté par arrachement », selon le mot de Dominique Schnapper, pour refuser de regarder en face la nécessité de cette dialectique et de gérer les contradictions et tensions qui en résultent. La déclaration faite en 1999 par le gouvernement français concernant la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires[1], et la non-ratification ultérieure de cette Charte par la France, comme la non-signature par la France, depuis 1995, de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales[2], en témoignent tout particulièrement si on la compare à nombre d’autres grands pays à régime pluraliste.

Il y a là un indice de crispations devant les mutations des sociétés contemporaines, qui font courir le risque de figer la République dans une sorte de musée intemporel au lieu de faire vivre tout ce qu’elle a porté et continue de porter d’émancipation et d’exigence démocratique. On pense à Hegel critiquant les « hommes à principes » qui ignorent que l’universel ne peut s’atteindre qu’à partir du singulier…

Ces crispations sont repérables dans bien des champs du débat public de ces dernières années, mais le sujet qui nous occupe ici les illustre depuis longtemps.


La gravité de la situation « singulière » de la Corse

Sans prétendre bien sûr porter ici un regard plus sûr et plus lucide que celui des Corses eux-mêmes, il me paraît difficilement contestable que cette situation est doublement singulière.

D’une part, et de longue date, les difficultés économiques, sociales et institutionnelles rencontrées témoignent de ce qu’aucune plante ne peut se développer sans racines et que le poids du « hors-sol » lié au tourisme de masse et aux perfusions budgétaires ne peut tenir lieu de développement soutenable.

D’autre part, les événements dramatiques de ces dernières semaines, faisant écho à tant d’autres moins récents, non seulement signalent l’urgence de sortir des impasses déjà évoquées mais me semblent illustrer l’aphorisme de Pascal selon lequel « qui veut faire l’ange fait la bête ». Car à obstruer les issues démocratiques et à traiter toute une société en suspects relevant de régimes d’exception, on court le risque d’encourager ce que l’on dit combattre : la violence physique s’attaquant à des civils désarmés, la mainmise de gangs affairistes sur une partie non négligeable de la vie économique, et le repli dans une peur qui serait contagieuse si rien de fondamental ne devait changer.


La reconnaissance inachevée de la singularité

L’idée, si anciennement française, d’une « exclusivité » de la souveraineté, d’une « souveraineté absolue » de l’Etat-Nation, est aujourd’hui moins tenable que jamais : le souverainisme historique est à la fois débordé par les flux transnationaux (que peuvent aujourd’hui, non loin de la Corse en Méditerranée, les citoyens grecs, espagnols ou italiens face aux forces qui contrôlent les marchés financiers et à la « gouvernance par la troïka » ?) et déconstruit par la diversité politico-culturelle… qui est fortement territorialisée.

Faut-il attirer ici l’attention sur le fait que que se tiendront en 2013 un référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, accepté par le Premier Ministre conservateur britannique, et peut-être un autre sur l’indépendance de la Catalogne ? Faut-il rappeler quel est le statut de la Sardaigne et de la Sicile (mais aussi du Val d’Aoste, du Trentin-Haute Adige et du Frioul-Vénétie julienne) ou encore celui des îles Aland en Finlande, pour ne rien dire de l’évolution de la Belgique depuis quarante ans ? A la vérité, tous les grands Etats d’Europe occidentale sauf la France sont aujourd’hui des « Etats composés », qu’ils soient « fédéraux » (Allemagne, Autriche, Belgique), « autonomiques » (Espagne), « régionaux » (Italie) ou à « dévolution » (Royaume-Uni).

La France elle-même a commencé à se mettre en mouvement, législativement à partir de 1982 (et 1991 pour la Corse) et même constitutionnellement en 2003, notamment « outre-mer » (si l’on prend, comme c’est le remarquable usage, cette expression en son sens non pas géographique mais post-colonial) mais aussi en « métropole » (même remarque…), avec la création de la catégorie des « collectivités à statut particulier » qui rompt avec la règle d’homogénéité catégorielle (lui-même issu du principe d’uniformité). La Corse est donc depuis presque une décennie une de ces « collectivités à statut particulier » constitutionnellement garanti, avec une singularité d’organisation législative (surtout depuis 1991) assez forte, tant pour les institutions que pour les compétences.

Mais on sait que le Conseil constitutionnel a censuré en 1991 la reconnaissance de l’existence d’un « peuple corse, composante du peuple français », considérant soit qu’un tel niveau de reconnaissance de spécificité exigeait une révision constitutionnelle, soit qu’il y avait là une sorte d’hérésie au regard du dogme républicain.

La Corse est ainsi restée « au milieu du gué », et pas seulement du fait de la disparition de cette formule symbolique, en ce sens que n’a toujours pas été abordée clairement la question de la société politique corse, c’est-à-dire à la fois de la citoyenneté en Corse et de son déploiement institutionnel… qui sont précisément les deux objets de la présente intervention. C’est pourtant seulement en posant cette question et en y apportant réponse que l’on peut espérer alléger les pesanteurs internes (clanisme, « sur-institutionnalisation ») et externes (politiques étatiques fondées sur la méfiance, la surveillance et les régimes d’exception et d’externalisation des pouvoirs réels).

A beaucoup de ces égards, on pourrait dire sans exagération que la Corse est considérée comme se situant « quelque part entre Paris et Nouméa »… y compris dans les esprits de nombre de gouvernants. C’est de ces ambiguïtés et contradictions qu’il est urgent de sortir.


La nécessaire articulation des appartenances et des citoyennetés

La mondialisation est faite d’échanges, de mutations et d’interdépendances… qui brouillent les identités : elle mélange mais aussi divise, elle rapproche mais peut aussi séparer. Car elle peut opposer d’un côté les « déracinés » migrants par nécessité, de l’autre des « sédentaires » craignant pour leur singularité. Il ne s’agit pas là d’une question purement spéculative : la Corse est la « région » française qui compte le pourcentage le plus élevé d’immigrés, et n’est pas plus que les autres à l’abri du racisme et de la xénophobie. Nos amis ligueurs corses en savent quelque chose…

La LDH, dans ce monde de mobilités et de migrations, milite de longue date pour la reconnaissance d’un droit fondamental, universel, à la citoyenneté : parce que les êtres humains sont bien ces « animaux politiques » caractérisés par Aristote, tout être humain qui réside durablement sur un territoire doit pouvoir y être reconnu comme citoyen et participer à la construction de l’avenir commun. Car il n’y a pas de citoyenneté effective sans base sociétale : c’est entre « résidents durables » que peut se passer le contrat social. Or la première fonction d’une Constitution est précisément de donner à ce contrat social une expression juridique.

Nous estimons d’ailleurs que le principe démocratique s’accommode mal d’un système dans lequel les gouvernants « choisissent » (par la clôture nationale de la citoyenneté et le malthusianisme de la politique de naturalisations) qui peut être citoyen, alors que c’est à l’évidence aux citoyens qu’il appartient de pouvoir « choisir » qui peut être gouvernant. En d’autres termes, à nos yeux la citoyenneté ne peut être octroyée, mais bien reconnue… comme droit fondamental. La République française devrait pouvoir le comprendre puisqu’elle est issue du lien fondateur de 1789 entre « droits de l’Homme » et « droits du citoyen », les premiers n’étant garantis que par l’exercice des seconds.

Mais dans la « tradition républicaine », en 1789 comme encore près d’un siècle plus tard lorsque Renan pose la question « Qu’est-ce qu’une Nation ? », la souveraineté est pensée comme exclusivement nationale, le peuple français comme « un et indivisible », et la seule « communauté des citoyens » jugée légitime est la Nation vue comme unique « communauté de destin ».

C’était déjà là une amère fiction il y a un siècle pour les peuples colonisés et aussi pour les cultures minoritaires souvent niées dans leur existence même. Mais dans le monde de ce début de XXIème siècle, on l’a dit, le souverainisme n’est plus qu’un mirage : les « communautés de destin » sont d’ores et déjà plurielles et en quelque sorte emboîtées, de l’« infra-national » au « supra-national », la diversité des origines et des cultures se répand, au point que la question qui se pose à tout démocrate, et ce à court terme, est de savoir comment échapper à l’alternative mortifère de la dépossession anomique et de l’enfermement identitaire.

Or la seule échappatoire humainement viable est bien l’articulation des appartenances (ce qu’avait parfaitement compris le législateur de 1991 avec la reconnaissance, hélas avortée, du « peuple corse, composante du peuple français ») et des citoyennetés, lesquelles doivent être, au moins pour partie, découplées de la nationalité. Car la réalité citoyenne (civique, sociale, culturelle, politique) montre chaque jour qu’il n’est pas nécessaire d’être un « national » pour être citoyen, et limiter la reconnaissance de cette évidence à une partie des étrangers est tout simplement discriminatoire (d’où le combat mené depuis plus de trente ans par la LDH pour le droit de vote et d’éligibilité de tous les étrangers aux élections locales). Mais cette même réalité montre aussi qu’il n’est pas toujours suffisant d’être un « national » pour exercer tous les droits du citoyen, en particulier lorsque l’exercice de ces droits s’applique à la représentation d’un territoire.

La loi française le reconnaît d’ailleurs d’ores et déjà : non seulement, aux élections locales, il va de soi que seuls les électeurs inscrits sur le territoire en cause peuvent voter, mais l’article L.228 du code électoral prévoit que dans les communes peu peuplées la proportion de « non résidents » dans la commune au sein du Conseil municipal ne peut dépasser 25% (pour les communes de moins de 500 habitants) ou 40 à 45% (pour les communes dans lesquelles le Conseil municipal compte 9 à 11 membres). On comprend que le législateur entend ainsi prévenir les risques d’une inflation de « conseillers fantômes » ou d’une administration « de l’extérieur ». Tant il est vrai que l’on ne peut représenter réellement que celles et ceux dont on partage la vie. Il est à peine besoin de souligner le caractère topique de ces raisonnements…


Diversification constitutionnelle des territoires et droits fondamentaux

Il s’agit aujourd’hui d’approfondir la dissociation constitutionnelle, amorcée en 2003, entre égalité et uniformité, c’est-à-dire de poursuivre la diversification constitutionnelle des territoires, en accompagnant la diversification institutionnelle d’une diversification des cadres d’exercice de la citoyenneté : ces cadres ne doivent plus dépendre essentiellement de la seule nationalité mais, au moins pour partie, également de la résidence.

Si l’on adopte cette perspective, s’agissant de cette « collectivité à statut particulier » qu’est constitutionnellement la Corse depuis presque dix années, se posent un certain nombre de questions touchant l’égalité des citoyens dans l’exercice de deux droits fondamentaux : le droit de vote et d’éligibilité et le droit de propriété.

Le droit de vote peut-il être réservé à une catégorie de citoyens ? La question serait sacrilège au regard de tant de combats pour le suffrage universel s’il s’agissait de rétablir je ne sais quel suffrage censitaire, mais il n’en est bien sûr rien : il s’agit de savoir dans quelle mesure le corps électoral peut varier selon le niveau territorial d’exercice de la citoyenneté.

C’est déjà le cas, on l’a vu, y compris « en métropole », s’agissant du droit de vote (seuls les électeurs inscrits sur le territoire concerné peuvent l’exercer) et de l’éligibilité (quant au poids des « non résidents » dans les conseils municipaux des communes faiblement peuplées).

« Outre-mer », le constituant est allé beaucoup plus loin en réservant, par application des « Accords de Nouméa », le droit de vote en Nouvelle-Calédonie aux électeurs résidant depuis au moins vingt ans sur l’archipel en ce qui concerne la participation au scrutin à venir (en principe en 2014) sur la « pleine accession à la souveraineté ». Si l’on persiste à considérer que la Corse est de longue date pensée comme « entre Paris et Nouméa », quel enseignement tirer de ce rappel ? Que rien n’interdit au constituant de moduler la composition du corps électoral (et la définition des conditions d’éligibilité) selon la spécificité des territoires à représenter, dès lors que le Conseil constitutionnel n’exerce aucun contrôle sur le contenu des révisions constitutionnelles. Mais que sont certainement en cause ici, dans leur principe, l’éthique démocratique et la dialectique du singulier et de l’universel.

De ce point de vue, la LDH a toujours considéré le peuple comme « démos », communauté de destin fondée sur l’usage partagé de la raison et sur le respect égal des droits de tous, et non comme un « ethnos » ne regroupant que les descendants des mêmes ancêtres et dans lequel es données ethnoculturelles primeraient la liberté individuelle de choisir ses appartenances et ses non-appartenances. C’est dire que le peuple corse est fait pour nous de toutes celles et de tous ceux qui, soit issus de familles corses de longue date soit installés durablement en Corse, construisent ensemble quotidiennement son avenir et doivent dès lors être reconnus comme faisant également partie, « Corses d’origine » comme « Corses d’adoption », de la société politique corse qui nous occupe aujourd’hui.

Cette conception « ouverte » du peuple corse nous conduit à exclure que le droit de vote soit limité aux « Corses d’origine ». Elle n’est en revanche pas incompatible avec l’institution d’une durée de résidence éclairant la notion de « Corses d’adoption », durée qui pourrait conditionner soit le droit de vote aux élections territoriales et « locales », soit seulement l’éligibilité pour ces scrutins, et dans ce dernier cas soit en conditionnant l’éligibilité à la résidence, soit en fixant, comme pour les communes faiblement peuplées, un plafond de « conseillers non résidents » si l’on entend à la fois lier présence et représentation et ne pas mettre à l’écart la « diaspora ».


S’agissant ensuite du droit de propriété, me paraissent être pour l’essentiel en cause d’une part le droit à construire, d’autre part le régime fiscal des biens immobiliers. On sait que le Conseil constitutionnel, face à des lois, est attentif à ce que les limitations du droit de propriété ne soient pas discriminatoires et répondent à des « nécessités d’intérêt général ». Mais, on l’a dit, le Conseil ne contrôle pas en revanche le contenu d’une révision constitutionnelle. Il en résulte la nécessité d’une part de « monter » à ce niveau normatif à partir d’une certaine intensité de modulation, d’autre part de discuter alors en termes non de droit positif mais, là encore, d’éthique démocratique.

La LDH est profondément attachée au principe d’égalité. Mais elle ne le confond pas avec les fantasmes d’uniformité. Au demeurant, les hautes juridictions européennes et françaises définissent le principe d’égalité comme excluant tout traitement différent de situations identiques mais permettant, et même, dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, imposant, le traitement différencié de situations différentes, dès lors que les différences de traitement sont en rapport avec l’objet de la norme à appliquer.

On peut donc envisager que le droit à construire découlant du droit de propriété soit conditionné par des normes tenant compte de considérations d’intérêt général portant sur des différences objectives de situations entre propriétaires : une résidence secondaire n’est pas une résidence principale (laquelle constitue le domicile qui est indissociable de la liberté individuelle) ; les « résidents durables » ne sont pas dans la même situation que les « touristes saisonniers » ; etc.

Et la même interprétation du principe d’égalité, constitutionnellement éclairée, peut sans doute justifier des modulations de la fiscalité foncière et immobilière (le droit fiscal connaissant déjà la notion de « résidents »…). Mais dans ce cas comme dans le précédent il est essentiel de veiller à la précision rédactionnelle des propositions dès lors qu’est en cause la légitimité des politiques territoriales à venir et qu’il serait très dommageable de nourrir des malentendus voire des procès d’intention.


2. Organisation institutionnelle

Je me bornerai ici à de plus brèves observations, qui visent pour l’essentiel à tirer en la matière les conséquences des principes ci-dessus évoqués.

J’ai déjà eu, non loin d’ici, l’occasion d’affirmer publiquement qu’il existe une « société politique corse » et qu’il importe de la reconnaître pleinement pour ce qu’elle est. Cela ne signifie en rien à mes yeux que son existence soit incompatible avec le cadre constitutionnel de la République française, qu’elle ne menace pas et qui ne doit pas non plus en ignorer la légitimité.

C’est dire que je perçois vos réflexions comme visant à l’écriture institutionnelle de ce que j’appellerais volontiers un « contrat social corse, composante du contrat social français ». Ce qui suppose, me semble-t-il, d’identifier comme base de réflexion des spécificités objectives et subjectives, afin de se prémunir contre certaines transpositions abusives ou simplifications irréalistes.


Spécificités objectives

Je n’en donnerai ici que deux exemples, concernant l’un et l’autre les données géographiques voire géopolitiques.

La Corse, chacun le sait, est une « montagne dans la mer », d’où la multiplicité de « pays » façonnés par l’orographie et des contraintes de communications matérielles beaucoup plus fortes que ce que connaît par exemple la proche Sardaigne. Cela suffit à empêcher de traiter l’« inflation d’élus » liée au grand nombre de communes en s’inspirant de l’exemple allemand de l’après-guerre, c’est-à-dire en procédant à une réduction drastique et autoritaire du nombre de communes sans autre forme de procès. Et cela me paraît rendre tout aussi irréaliste l’éventuelle création d’une collectivité territoriale « unique et non déconcentrée » à l’échelle de l’ensemble de la Corse, qui s’appuierait sur la seule donnée de la population totale de l’île pour faire disparaître toute institutionnalisation de l’échelon territorial qui est actuellement celui des deux départements : la démographie ne peut faire oublier les effets de l’orographie.

La Corse, qui peut l’ignorer en réfléchissant à son avenir institutionnel, est une île au cœur de la Méditerranée, ce qui explique notamment qu’elle soit, on l’a rappelé, la « région » de France connaissant le plus fort pourcentage d’étrangers dans la population territoriale. Il en résulte que la tentation de la « fermeture » ou du « repli identitaire » serait non seulement éthiquement inacceptable à nos yeux mais aussi, en vérité, purement fantasmatique. Là encore, il ne s’agit pas de considérations de pur principe sans portée ni enjeux concrets : deux événements récents en témoignent à des égards très différents mais également éclairants.
Lorsque le 22 janvier 2010, un bateau dépose sur une plage proche de Bonifacio 140 réfugiés kurdes fuyant la Syrie de Bachar El Assad, les conditions de leur « accueil » illustrent remarquablement la rencontre, dans la société civile corse (élus locaux, associations, etc.), de l’universalisme et de l’hospitalité… en dépit des effets inhumains de l’application de politiques de suspicion et de rejet.
L’année suivante, lorsque des avions militaires français vont bombarder les chars de l’armée libyenne qui vont réprimer le soulèvement de Benghazi, c’est de la base de Solenzara qu’ils décollent.
Ainsi la société corse ne peut-elle raisonnablement être considérée comme identique, dans son insertion géopolitique et dans les effets de cette insertion sur sa composition et ses évolutions, à celles de l’Auvergne ou du Limousin par exemple…


Spécificités subjectives

Je me bornerai ici à remarquer que la société politique corse, comme toute société politique, est « travaillée » à la fois par des héritages et par des mutations.

Les héritages sont faits, ici comme ailleurs, d’ombres et de lumières. Je rangerais dans les « ombres » à la fois la tradition claniste et la soumission par l’Etat, depuis des siècles, à des régimes d’exception, d’où une sorte de dialectique de l’enfermement qui a produit, de manière récurrente, l’enlisement de bien des volontés réformatrices. Et je compterais dans les « lumières » l’attachement particulièrement fort à une culture vivante, et ce goût affirmé du politique que l’on retrouve, depuis la Grèce antique jusqu’au Maghreb du temps présent, dans d’autres sociétés méditerranéennes et qui alimente un légitime désir de « citoyenneté territorialisée ».

Les mutations me semblent repérables notamment sur trois plans.
Il s’agit d’abord de la prise de conscience croissante, dans la société civile corse, à la fois du caractère insupportable de la dépendance économique (en raison des effets cumulatifs du tourisme de masse, de la spéculation immobilière et des logiques de « perfusion budgétaire »), du maintien des régimes d’exception (avec des logiques « dépossédantes », qu’il s’agisse de justice, de police ou d’administration pénitentiaire) et des menaces croissantes sur l’avenir écologique de la Corse.
Il s’agit ensuite du poids, lui aussi croissant, des logiques de mondialisation et d’européanisation des enjeux et des pouvoirs réels, qui rompent d’ores et déjà de facto le face-à-face historique « exclusif » entre Ajaccio et Paris.
Il s’agit enfin de l’évolution d’un certain nombre de comportements politiques, en lien manifeste avec l’émergence d’une société civile plus active (syndicats, associations, acteurs culturels ; je mentionnerai notamment ici le soutien de la section de Corse de la LDH aux grandes orientations du PADDUC, opposant les logiques de Riacquistu à celles d’économie de la rente). En témoignent tout particulièrement d’une part la rupture avec le clanisme dans une nouvelle génération d’élus, d’autre part le choix, par de nombreux acteurs historiques du mouvement nationaliste, du débat démocratique et non plus de la violence physique, pour débattre des questions de souveraineté et du statut de la singularité corse.


Equilibres des pouvoirs

C’est dans le contexte qui vient d’être décrit, et à la lumière de mes observations précédentes relatives à la citoyenneté, que se pose à mes yeux aujourd’hui la question institutionnelle en Corse, en termes moins de « séparation » (le mot est si ambigu…) que d’équilibres des pouvoirs. Faire vivre ces équilibres en n’ignorant ni les principes démocratiques ni les contraintes du réel suppose la prise en compte des dimensions « horizontale » (à une échelle territoriale donnée) et « verticale » (entre échelons de territorialisation du politique) de la répartition des pouvoirs.

Sur le plan « horizontal », je crois préférable de prendre comme « modèle de référence » non pas le présidentialisme qui a conduit la Vème République jusqu’à la « monarchie élective », mais plutôt ce que j’appellerais la norme statistiquement dominante en Europe, c’est-à-dire le « gouvernement collégial responsable », à la fois plus conforme à la nécessité d’une « éthique de la communication » (au sens où l’entend Jürgen Habermas), organisant le contradictoire et garantissant le pluralisme, et plus adéquate à la prise en compte réaliste de la diversité dans la société politique corse.
Cette même diversité, et la complexité du paysage partidaire qui l’illustre, n’en rend pas moins nécessaires un certain nombre de « stabilisateurs » tels que le maintien du mécanisme de la « défiance constructive » ou la modulation par une « prime majoritaire »… non excessive… des effets « dispersants » de la représentation proportionnelle.

Sur le plan « vertical », l’enjeu essentiel me paraît être de construire une double articulation : entre les échelons territoriaux de « ce qui est aujourd’hui la collectivité territoriale de Corse » et de « ce que sont aujourd’hui les deux départements », et aussi entre les intercommunalités (indispensables à l’efficacité des actions porteuses d’effectivité du politique) et les communes (incarnant des identités dont on ne peut méconnaître l’importance notamment sur le plan du symbolique, qui n’est jamais sans importance dans l’expression politique des réalités humaines).
Je partage pleinement l’opinion de votre rapporteur sur l’irréalisme des démarches autoritaires que seraient des « fusions imposées » à chacun de ces deux niveaux d’articulation. Mais il en résulte à mes yeux la forte nécessité d’une part d’une définition claire des articulations (notamment dans la première des deux articulations précitées), d’autre part d’une « sécurisation » des garanties démocratiques à tous les échelons (c’est-à-dire que tous les pouvoirs délibérants des différents échelons doivent émaner du suffrage universel direct), et enfin de l’existence de moyens « incitatifs » substantiels pour rendre attractives les « communautés de projet » porteuses de véritables logiques de développement, tant il est vrai que la plus sage construction institutionnelle ne peut prendre vie ni dans la dépendance ni dans la pénurie.




                                                                                  Jean-Pierre Dubois



[1] Déclaration consignée dans les pleins pouvoirs remis au Secrétaire Général lors de la signature de l'instrument, le 7 mai 1999
La République française envisage de formuler dans son instrument de ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires la déclaration suivante :
1. Dans la mesure où elle ne vise pas à la reconnaissance et la protection de minorités, mais à promouvoir le patrimoine linguistique européen, et que l'emploi du terme de «groupes» de locuteurs ne confère pas de droits collectifs pour les locuteurs des langues régionales ou minoritaires, le Gouvernement de la République interprète la Charte dans un sens compatible avec le Préambule de la Constitution, qui assure l'égalité de tous les citoyens devant la loi et ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion.
2. Le Gouvernement de la République interprète l'article 7-1, paragraphe d, et les articles 9 et 10 comme posant un principe général n'allant pas à l'encontre de l'article 2 de la Constitution selon lequel l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public, ainsi qu'aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics.
3. Le Gouvernement de la République interprète l'article 7-1, paragraphe f, et l'article 8 en ce sens qu'ils préservent le caractère facultatif de l'enseignement et de l'étude des langues régionales ou minoritaires, ainsi que de l'histoire et de la culture dont elles sont l'expression, et que cet enseignement n'a pas pour objet de soustraire les élèves scolarisés dans les établissements du territoire aux droits et obligations applicables à l'ensemble des usagers des établissements qui assurent le service public de l'enseignement ou sont associés à celui-ci.
4. Le Gouvernement de la République interprète l'article 9-3 comme ne s'opposant pas à ce que seule la version officielle en langue française, qui fait juridiquement foi, des textes législatifs qui sont rendus accessibles dans les langues régionales ou minoritaires puisse être utilisée par les personnes morales de droit public et les personnes privées dans l'exercice d'une mission de service public, ainsi que par les usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics.

[2] En compagnie de l’Azerbaïdjan, de la Bosnie-Herzégovine, de la Serbie et de la Turquie…